ESPAGNE - L’art espagnol

ESPAGNE - L’art espagnol
ESPAGNE - L’art espagnol

L’histoire de l’art espagnol ignore la continuité. Son développement par ruptures doit être mis en relation avec le déterminisme géographique qui oppose la massivité continentale de la Meseta à la diversité des zones périphériques. Les Castilles paraissent faites pour unifier et pour commander. Les régions du pourtour ont toujours été attirées par les dissidences. Selon le rythme de l’histoire, l’Espagne s’est abandonnée à l’un ou l’autre de ces penchants, qui peuvent devenir des démons lorsque la volonté centralisatrice conduit à la dictature ou lorsque le besoin d’indépendance entraîne vers l’anarchie. Le danger est encore accru par la situation particulière de la péninsule Ibérique, à la rencontre de l’Europe et de l’Afrique. On peut dire que l’Espagne est «eurafricaine», comme la Russie est «eurasienne». Plus largement encore, elle prolonge l’Occident et elle est déjà ouverte à l’Orient.

Cependant, l’art espagnol reflète aussi les contradictions qui sont propres à l’homme espagnol lui-même et à l’ambiguïté de ses relations avec le monde. Il se montre successivement, et parfois même simultanément, attiré par les nouveautés venues du dehors et obsédé par le besoin de maintenir sans mélange sa pureté, son intégrité. L’homme espagnol apporte à cette difficile recherche de soi des dimensions spirituelles et même eschatologiques, car il n’est pas un peuple qui ait ménagé dans son destin une aussi large part à Dieu. Peut-être est-ce là une des sources d’un développement cyclique de l’art espagnol, qui se superpose aux phénomènes de rupture. Fréquemment, des phases de dépouillement succèdent aux débridements de la passion de l’ornement, un peu comme le jour sort de la nuit et le pur de l’impur. Notre propos n’est donc pas d’étudier l’art espagnol comme l’illustration de l’essence de l’âme de ce peuple, mais de l’analyser dans son devenir historique.

La part de l’Orient

Jusqu’à l’époque romane, l’Europe occidentale a vécu dans la nostalgie de l’unité impériale perdue et avec le désir de récupérer la part de l’héritage culturel romain conciliable avec l’idéal chrétien. Son histoire artistique apparaît comme une suite de renaissances, celle à laquelle Charlemagne a donné son nom n’étant que la plus connue.

L’attitude de l’Espagne protomédiévale est toute différente: ses regards ne se tournent pas vers le passé romain; elle réserve son attention à l’Afrique et à l’Orient méditerranéen contemporains. C’est ce que manifestent certaines particularités du plan de ses plus anciennes églises, qui s’écartent du parti de la basilique traditionnelle, soit par la tripartition des chevets (Son Bou à Minorque) renvoyant à des pratiques syriennes, soit par l’adoption, comme en Afrique, d’une contre-abside à signification probablement funéraire. Cette part de l’Orient semble avoir été particulièrement importante dans la définition d’un premier art espagnol correspondant à l’unification de la Péninsule autour de la royauté wisigothique et de l’Église de la ville de Tolède devenue capitale spirituelle. L’architecture religieuse marque alors ses préférences pour le parti en croix grecque et les structures voûtées, ainsi que pour une sculpture monumentale qui tourne résolument le dos aux traditions classiques (San Pedro de la Nave). Cette ouverture à l’Orient paraît avoir bénéficié de très anciennes connivences, qui s’exprimeraient notamment dans la faveur accordée à l’arc outrepassé.

Tous ces éléments expliquent peut-être que l’Espagne ait basculé dans l’orbite musulmane aussi facilement et aussi rapidement que la Syrie et l’Égypte, par exemple. Moins complètement cependant, car une partie importante du pays échappa à la conquête et, pour la première fois, une frontière coupa la Péninsule d’une manière transversale: non pas une ligne bien tracée, mais une large zone tampon muée en désert pour deux siècles.

La région la plus vivante de la partie musulmane est alors l’Andalousie, qui donna son nom à l’Espagne musulmane: al-Andalus . Elle reçut par vagues successives les apports artistiques de l’Orient musulman et même byzantin, mais en réussissant chaque fois à incorporer ces nouveautés à son propre acquis. On vit ainsi naître et se développer un art qui ne le cède à aucun autre dans le monde islamique contemporain, en ce qui concerne aussi bien la science que le raffinement.

Le départ en fut donné par la venue de l’émir omeyyade ‘Abd al-Rahman Ier, qui rêvait de faire revivre en Andalousie sa Syrie perdue. De fait, la mosquée de Cordoue, dans son premier état datant de 785, doit beaucoup à la Grande Mosquée de Damas et à celle d’Al-Aqsa à Jérusalem, mais elle se singularise par le choix de l’arc outrepassé, la hardiesse dans la superposition des arcades – qui donna naissance à un nouveau type de modillon, le modillon à copeaux – et enfin par des effets de polychromie obtenus par l’alternance des pierres et des briques.

C’est au Xe siècle, sous les règnes d’‘Abd al-Rahman III – le fondateur de la villepalais de Madinat al-Zahra, proclamé calife en 929 – et d’Al-Hakam II (961-976), que le style se fixe. Alors apparaissent, dans l’agrandissement de la mosquée de Cordoue dû à Al-Hakam, les coupoles à nervures qui seront adoptées à Tolède, à Saragosse et sans doute dans d’autres cités d’Espagne; les grands arcs entrecroisés, appelés à un magnifique avenir, jusque dans l’Espagne chrétienne (cloître de San Juan de Duero à Soria) et même dans le sud de l’Italie et en Angleterre; enfin un somptueux décor sculpté dans la pierre et dans le stuc.

Un problème controversé est celui des rapports entre l’art hispano-mauresque du Xe siècle et l’art qui se développe au même moment dans l’Espagne demeurée chrétienne. On désigne ce dernier du nom de mozarabe, bien que ce terme s’applique en propre aux chrétiens vivant sous la domination musulmane. La qualification paraît cependant justifiée pour l’architecture qui doit nombre de ses traits à des émigrés mozarabes, mais les choses sont plus compliquées en ce qui concerne la peinture des livres, une peinture éblouissante de couleur et fascinante par son étrangeté, qui entend définir les formes par la couleur pour les arracher à la densité des volumes et aux illusions de l’espace. On la connaît surtout à travers l’illustration du Commentaire sur l’Apocalypse écrit par un moine asturien, Beatus de Liebana, vers 776, mais elle comprenait aussi des cycles narratifs bibliques, comme les soixante-dix-huit miniatures de l’Ancien Testament de la Bible de Saint-Isidore de León de 960. Tous ces ouvrages, quoique pénétrés de mozarabisme, ne constituent pas nécessairement des créations mozarabes à proprement parler. Écrits et enluminés dans les territoires chrétiens du Nord – en fait le León – ils représentent plus vraisemblablement un apport original de l’Église espagnole à l’histoire de la peinture, dont le mozarabisme a précipité une maturation préparée de longue date.

L’affrontement de la Chrétienté et de l’Islam

Au Xe siècle, en premier lieu directement dans al-Andalus, puis indirectement dans les États chrétiens du Nord, en raison de l’attrait exercé par sa brillante civilisation, l’Islam avait fini par exercer une influence unificatrice sur l’Espagne entière. Tout changea brusquement au siècle suivant, avec le réveil de l’Europe et l’incorporation du christianisme ibérique à une Chrétienté nouvelle, conçue comme la réalisation terrestre de la Cité de Dieu et vécue comme une patrie. L’Église engagea contre l’Islam une guerre de libération tant en Orient avec les croisades qu’en Espagne, où débuta le phénomène majeur de la Reconquête.

L’assimilation de l’Espagne à l’Europe chrétienne peut se mesurer aux progrès de l’art roman, qui présente deux aspects bien différents. À l’est, la Catalogne s’individualise en adoptant, presque sans réserve, un premier art roman venu de l’Italie du Nord, consistant en une architecture de maçons aux volumes simples et à l’appareil rustique. La basilique traditionnelle sert de base à des recherches spatiales bientôt enrichies par l’incorporation de la coupole aux masses des chevets et par une sorte de passion pour le clocher, traité pour lui-même et enrichi de tout ce que peut offrir une grammaire décorative aux ressources limitées – bandes lombardes, cordons de dents d’engrenage. Cette architecture, introduite autour de l’an mille, évolua sur place, en bornant à peu près ses conquêtes ultérieures au domaine des techniques. L’art roman catalan provoqua également le magnifique essor d’une peinture tout aussi indifférente que l’architecture à la tradition mozarabe, mais moins soumise qu’elle au magistère de l’Italie.

La situation se présente différemment dans la partie septentrionale de la Péninsule, sans doute parce que l’Europe entière se ligua pour la faire sortir de son isolement, ce qui apparaît dans la participation à l’œuvre de la Reconquête de barons et de chevaliers venus de toutes les parties du royaume capétien. Les actions concertées de l’Église et du pouvoir politique en faveur du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle aboutirent principalement à la création d’une importante voie d’échanges, de direction est-ouest, grâce à laquelle la civilisation occidentale se propagea du Somport et de Roncevaux jusqu’au «finistère» de Galice. Ici, l’évolution artistique affecta de préférence la sculpture, avec deux temps forts qui se situent au début et à la fin du style roman. Avec les centres de Jaca, de León et de Saint-Jacques-de-Compostelle, l’Espagne participa activement, autour de 1100, à la création d’une nouvelle sculpture figurée et historiée découlant de modèles antiques. Une dernière floraison s’effectua à la fin du XIIe siècle à partir de suggestions venues de Bourgogne et s’épanouit à Saint-Jacques-de-Compostelle avec la production très personnelle de maître Mathieu. Des liens avec l’Occident s’établirent également dans le domaine des arts mineurs, et notamment à travers des œuvres émaillées, comme le beau tombeau de saint Dominique de Silos.

Un renversement dans le sens des échanges artistiques se produisit simultanément dans la partie islamique de l’Espagne. Jusqu’au XIe siècle, ils avaient été uniformément et régulièrement dirigés d’est en ouest. À partir de cette date, les rapports avec l’Afrique deviennent prédominants. Cette mutation est en rapport avec les exigences du temps: à la croisade chrétienne répond la geste des Sanhaja du Sahara, qui, organisés en rib t ou camps de guerre sainte, élargissent leur domination au nom d’un islam réformé. Les «gens du rib t» ou Almoravides, franchissent l’Atlas, s’emparent de tout le Maroc, poussent jusqu’au méridien d’Alger et prennent en Europe la relève de l’islam espagnol. Cette intervention de l’Afrique dans le destin de l’Espagne ne mit pas fin à l’art hispano-mauresque. Bien au contraire, ce fut l’occasion pour lui de s’infiltrer au Maroc et en Algérie, puis de s’y installer d’une manière durable. En effet, l’islam pur et dur des Almoravides ne résista pas aux charmes de la civilisation andalouse. Après une période de dépouillement, l’art revint à des décors prolixes. Cette évolution se poursuivit sous les Almohades avec en outre une tendance au colossal. La Grande Mosquée de Séville entendait rivaliser avec celle des Omeyyades de Cordoue. La mosquée dite Hassan à Rabat est le plus grand oratoire conçu par l’Occident musulman. Son magnifique minaret, comme celui de la Kutubiyya de Marrakech et la Giralda de Séville, l’emporte sur les plus beaux clochers romans.

L’Espagne éclatée de la fin du Moyen Âge

Une page est tournée après la victoire des souverains chrétiens coalisés à Las Navas de Tolosa en 1212. L’Islam espagnol se trouve désormais marginalisé. L’art hispano-mauresque, tel qu’il survit à Grenade, est condamné à l’immobilisme. L’Alhambra est une création certes séduisante, mais où l’on s’est borné à utiliser, dans des combinaisons habiles, les éléments de l’art antérieur définitivement fixés.

À cet immobilisme s’oppose l’extraordinaire élan créateur dont fait preuve dans le domaine artistique une autre région périphérique, la Catalogne. Ici s’affirme un gothique particulier, à travers un certain type de cathédrale dont les volumes, au lieu de jaillir, comme dans la cathédrale française, s’échelonnent en gradins successifs. Mais, en premier lieu, le pays accorde sa faveur à une nouvelle organisation spatiale pour les églises paroissiales et conventuelles. Il s’agit de la nef unique pourvue de chapelles latérales entre les contreforts, parti architectural adapté à la fois aux rassemblements communautaires et aux dévotions particulières. Enfin, la Catalogne crée une architecture civile très originale qui reflète l’importance du commerce maritime et les particularités d’une organisation politique et municipale d’un type unique dans la péninsule Ibérique. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, le système économique et social sur lequel s’appuie ce magnifique essor est menacé dès la seconde moitié du XIVe siècle, et les entreprises de type colonial en Méditerranée dans lesquelles se lancent Barcelone d’abord, puis Valence, ne pouvaient que précipiter un déclin dont l’art porte un témoignage éloquent dans le cours du XVe siècle, notamment à travers la peinture.

À côté des États de la Couronne d’Aragon, la Castille, déchirée par les guerres entre prétendants au trône, trop faible pour régler le sort de Grenade, incapable de remédier aux tares économiques responsables de l’effondrement de la monnaie, a longtemps fait pâle figure. Cependant, un travail de renouvellement s’effectuait en profondeur. La Castille parvint à digérer les 120 000 kilomètres carrés gagnés à Las Navas de Tolosa, grâce à une œuvre de peuplement et de colonisation. Dans le domaine de l’art, elle glana dans toutes les directions et s’appliqua à combiner les deux orientations apparemment contradictoires de l’art espagnol: l’ouverture à l’extérieur et l’enracinement. L’ouverture se fait désormais en direction des pays nordiques, sans doute parce qu’ils se montrent les plus créateurs durant la dernière phase du gothique. Si la cathédrale de León avait reproduit le modèle rémois, celle de Séville s’inscrit dans le champ des influences germaniques. Des artistes originaires des Pays-Bas et de la vallée du Rhin créèrent au XVe siècle de véritables dynasties d’architectes et de sculpteurs. Mais simultanément, et en contrepoids pourrait-on dire, se manifeste le désir d’assimiler tout ce qui subsiste de l’Islam sur le sol ibérique. Cette fidélité à un certain passé espagnol est partagée par tous les éléments de la population. Les juifs de Tolède construisirent leurs synagogues – Santa María la Blanca et le Tránsito – dans le plus pur style hispano-mauresque. La Cour adopta le type des palais de l’Alhambra pour l’Alcázar de Séville. Plus généralement, les artisans musulmans demeurés dans les territoires conquis participèrent avec des techniques désormais immuables, aussi bien à la réalisation d’édifices civils et militaires qu’à la construction d’églises. Cet art mudéjar, conservateur dans ses pratiques, mais riche des diversités régionales, peut parfois atteindre à la puissance, comme au château de Coca, par exemple.

De la libération de l’ornement à la crise de rigorisme

Le mariage de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille en 1469 ouvrit pour l’Espagne une ère nouvelle d’unité, de puissance et de grandes aventures. À peine la prise de Grenade a-t-elle mis fin à la Reconquête que commence la conquête de l’Amérique. Celle-ci assurera des ressources considérables au bénéfice exclusif de la Castille et de l’Andalousie. Dans ces mêmes années, l’Espagne s’insère davantage dans le contexte politique européen et noue des relations particulièrement étroites avec l’Italie.

Dans le monde des arts, c’est l’explosion. Pour assouvir un immense besoin de créer, la Castille s’abreuve à toutes les sources. Elle accepte sans complexe la coexistence des langages artistiques. Un maître comme Rodrigo Gil de Hontañón propose une magistrale interprétation du langage gothique avec la cathédrale de Ségovie (après 1522), mais il applique aussi le nouveau répertoire de la Renaissance pour deux constructions civiles: le palais Monterrey à Salamanque (1539) et la façade de l’université d’Alcalá de Henares. On ne redoute pas la contamination des styles: mieux, on s’y complaît. L’éclectisme est de règle dans le décor du mobilier d’église et spécialement pour le retable, qui avait joué en Espagne durant le Moyen Âge le rôle moteur assuré par la fresque en Italie, le vitrail en France et le polyptyque à volets dans les pays nordiques. Il prend des proportions colossales, impose un remodelage du sanctuaire liturgique, qui s’étend jusqu’à la coupole couronnant la croisée du transept. Il se propose même comme modèle pour le traitement des façades à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. Rien n’est négligé pour faire plus riche et plus beau, même pas le recours à l’art hispano-mauresque remis à la mode par la prise de Grenade. La complexité de l’époque se lit très clairement dans les constructions qui s’élèvent, dans cette ville, en face de l’Alhambra. Le palais de Charles Quint met au service d’un pouvoir politique centralisateur les valeurs du classicisme et ses prétentions à l’universalisme, alors que la cathédrale bâtie par Diego Siloe exprime, d’une part, une pensée symbolique inspirée du Saint-Sépulcre, à travers une organisation très stricte de l’espace, et, d’autre part, une piété accordée à Érasme, par l’usage très libre d’éléments formels empruntés aux ordres antiques. Seuls des termes propres à la Péninsule peuvent rendre compte d’une réalité aussi complexe et même déconcertante pour l’étranger. C’est pourquoi l’on parle d’un style Isabelle, d’un art des Rois Catholiques, d’un art plateresque.

Comme le fait s’était déjà produit à plusieurs reprises dans la Péninsule, aussi bien chez les chrétiens, avec l’art cistercien, que dans le monde musulman, à l’époque des Almoravides et des Almohades, une phase de rigueur succéda à ce déferlement de liberté dans la création. La cause réside dans la politique religieuse de Philippe II, qui entendit imposer sa direction à l’Europe méridionale coupée de l’Europe du Nord par le schisme protestant. Il intervint aussi dans le domaine de la culture artistique, à laquelle il imprima un changement complet de direction avec la construction de l’Escorial: gigantesque ex-voto pour la victoire remportée par ses armées à Saint-Quentin, mais aussi et surtout centre de la vie de la Cour, nécropole royale et citadelle monastique. Ces nouvelles valeurs symboliques établissant une union étroite entre la vie et la mort s’expriment par un purisme qui fit son chemin à travers la dernière phase du maniérisme. Juan de Herrera maîtrisa cette mutation et poursuivit son action dans ses œuvres ultérieures d’une manière non moins magistrale, principalement à la cathédrale de Valladolid qui, si elle avait été terminée, aurait été la cathédrale de la Contre-Réforme, comme l’Escorial en fut le palais.

Greco a pu rêver de devenir le peintre de l’Escorial, mais son maniérisme, encore trop marqué, lorsqu’il arriva en Espagne, par l’opulence mondaine de Venise et de Rome, déplut à Philippe II. Il se retira alors à Tolède pour y approfondir une expérience intérieure qui lui permit de se retrouver lui-même. Cette expérience, quoique parallèle à celle des grands mystiques espagnols de la fin du XVIe siècle, en demeure cependant très éloignée, en raison de son caractère pathétique et halluciné.

Le baroque espagnol

Alors que le XVIe siècle avait connu une prodigieuse expansion grâce à l’arrivée des richesses d’Amérique, le siècle suivant représente une période de dépression, d’inflation, de banqueroutes et d’épidémies meurtrières. La reprise ne s’effectua qu’après l’accession des Bourbons au trône: un dynamisme nouveau de l’État provoqua alors le réveil progressif de l’activité économique.

Ces fluctuations n’eurent cependant qu’une influence limitée dans le domaine de l’art, car au cours du XVIIe siècle et d’une bonne partie du XVIIIe, se maintint le même type de société presque uniquement rural, les richesses d’Amérique n’ayant pas provoqué d’investissements industriels. Cette société demeura dominée par les groupes sociaux qui possédaient la terre, c’est-à-dire la noblesse et le clergé. L’art baroque espagnol est d’abord celui de l’Église espagnole d’après le concile de Trente qui, par ses clercs et ses moines –ordres nouveaux ou ordres anciens réformés – ses couvents de femmes, ses confréries, sa liturgie et ses dévotions, ses processions et ses fêtes, ses tabous et ses forces de répression – l’Inquisition – demeure omniprésente et toute-puissante. La mentalité religieuse elle-même n’a guère varié depuis le Moyen Âge: exigeante sur le plan de l’orthodoxie, mais largement ouverte aux sens, ancrée au plus intime de l’être et avide de contact personnel avec le divin, mais communiant spontanément avec les manifestations extérieures les plus exaltées. L’Église entreprit de mettre l’art au service des exigences de cette foi ardente et elle lui traça ses objectifs: conduire au divin par le sensible, substituer au théâtre, communément interdit, des spectacles organisés dans la rue et dans les temples, associer aux fêtes le peuple, les saints, les anges et jusqu’à Dieu, tout en réservant des espaces pour la communion et l’adoration. Ainsi s’explique la fragmentation de l’espace baroque. Les bâtiments du culte, déjà encombrés par le coro – le monumental chœur monastique ou canonial – s’augmentent en arrière du sanctuaire ou capilla mayor d’un sagrario , c’est-à-dire une chapelle de communion, et d’un camarín destiné à la vénération des reliques et des statues. En outre, on assiste au triomphe d’un décor dynamique donnant une impression de majesté ou engendrant l’illusion théâtrale.

Au début, un équilibre est maintenu entre l’architecture et l’ornement dans un espace lumineux et coloré. Il en est encore ainsi dans les trois sagrarios de Francisco Hurtado (1669-1725) et dans l’admirable sacristie de la Chartreuse de Grenade, où l’inégalité des travées est génératrice de rythme. Cependant, après cette période, une rupture se produit fréquemment entre la structure et le décor, au bénéfice de ce dernier. Cette liberté rendue à l’ornement attirera le mépris du néo-classicisme sur les architectes du dernier baroque, qualifiés de «fats délirants».

La sculpture participe étroitement à cette évolution, car on ne saurait la dissocier du retable. Elle s’associe à ses effets scénographiques et s’intègre à son univers pathétique ou supranaturel. Si elle se libère de l’autel, c’est pour plonger dans les grandes manifestations de dévotion populaire, sous la forme des pasos de processions.

La peinture elle-même demeure essentiellement religieuse durant le XVIIe siècle, qui fut son Siècle d’or. Le clergé représente, et de loin, le principal client des peintres: non seulement des maîtres provinciaux, encore soumis à l’organisation médiévale des métiers, mais aussi des artistes renommés. Zurbarán met son réalisme rustique au service des grands cycles iconographiques monastiques. Les meilleures œuvres de Murillo sont également des tableaux d’église. Sa sensibilité s’accorde à la spiritualité expansive et sentimentale de l’Espagne urbaine, dont il fixe aussi avec vivacité les aspects picaresques.

En face de la position dominante de l’Église, le mécénat de l’État décline, en raison de la situation catastrophique de ses finances. Le Siècle d’or n’a connu qu’un seul grand artiste profane, Velázquez, le peintre de la cour de Philippe IV. Son rôle dépasse d’ailleurs largement celui d’un témoin de son temps, du fait de l’ampleur de sa vision humaine et picturale. La richesse de son univers intérieur s’accorde à une technique jouant librement avec la couleur et la forme. Lui seul était capable d’échapper à la contrainte étouffante de l’étiquette. Après lui, sous le règne de Charles II, Juan Carreño de Miranda, qui fut un peu son héritier spirituel, se borna, au demeurant avec talent, à enregistrer le crépuscule d’un monde.

L’âge industriel

À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la renaissance matérielle de l’Espagne fit passer les problèmes économiques et sociaux au premier plan de l’actualité et s’accompagna d’une redistribution géographique de la puissance. La partie centrale du pays – Castille et Andalousie – s’efface devant le dynamisme retrouvé des régions côtières, au premier rang desquelles se situe la Catalogne. Seule la personnalité écrasante de Goya, grand précurseur de l’art moderne, peut faire écran au bouleversement qui s’opère au début du XIXe siècle: la substitution au mécénat traditionnel de l’Église, de la monarchie et de l’aristocratie, de celui de la bourgeoisie capitaliste, dont les exigences sont très différentes.

Un siècle plus tard, l’activité artistique se partage presque exclusivement entre Madrid, dont le développement quelque peu artificiel est lié à son rôle de capitale, et la Catalogne, véritable morceau de l’Europe industrielle: le modernisme barcelonais n’est que l’expression catalane du Modern Style et de l’Art nouveau, et l’avant-garde catalane demeure encore internationale avec le cubisme, puis avec le surréalisme de Joan Miró et de Salvador Dalí. La petite Catalogne, rejetée à la périphérie de la Péninsule, ne possédait pas cependant les moyens nécessaires pour entreprendre une régénération de l’art espagnol, même limitée à la seule peinture. Ce rôle sera davantage tenu par Paris, lorsque Picasso et Juan Gris s’y seront fixés.

Le franquisme, bien que représentant une victoire de la Castille sur les contrées périphériques alliées au prolétariat madrilène, ne réussit pas à freiner d’une manière durable une évolution favorable au régionalisme. Déjà sous son règne la renaissance culturelle de la capitale s’accompagna d’un début de renouveau artistique dans presque toutes les provinces.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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